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    19/05/2025

    « La culture n’est pas une marchandise »

    Festivals, concerts, artistes : comment des milliardaires s’accaparent l’industrie musicale

    Par Lina Rhrissi

    Après la presse et l’édition, une poignée de grandes fortunes mettent la main sur la musique et les festivals. Le syndicat des musiques actuelles (SMA) publie une cartographie pour alerter sur la concentration en cours en France.

    Combien d’entre nous savent qu’écouter Vald sur scène ou aller au festival Lollapalooza enrichit le géant Live Nation, dirigé par un libertarien américain ? Quel fan est au courant qu’il rémunère deux fois Vincent Bolloré quand il se rend à L’Olympia à Paris pour voir Juliette Armanet ? C’est pour informer le grand public de la concentration en cours dans le secteur musical que le syndicat des musiques actuelles (SMA) publie sa dernière cartographie des musiques actuelles, dans le cadre de la campagne « Vous n’êtes pas là par hasard », lancée en 2022 par plus de cent festoches indépendants.

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    Une poignée de grandes fortunes mettent la main sur la musique et les festivals. Le syndicat des musiques actuelles (SMA) publie une cartographie pour alerter sur la concentration en cours en France. /

    Pour afficher la carte en grand format, cliquez ici .

    « La culture n’est pas une marchandise comme les autres », clame le SMA dans son plaidoyer. « C’est un peu comme le bio dans ce qu’on mange. On aime bien savoir d’où ça vient, comment c’est fabriqué et dans quelle condition. C’est pareil pour un objet musical : le public devrait savoir s’il va dans un festival produit par une association à but non lucratif ou par un gros groupe privé », illustre le chercheur à l’origine de la cartographie, Matthieu Barreira. Lisa Bélangeon, chargée de la filière festivals au SMA, file la métaphore : « Comme Leclerc et Auchan dans l’agroalimentaire, les géants contrôlent toute la chaîne de valeurs. Nous, les indés, on se retrouve toujours plus fragilisés parce qu’on n’a plus du tout la main sur les négociations des cachets. » Or, pour celle qui est aussi directrice du Foin de la Rue – qui programme Fatboy Slim ou Hugo TSR l’été prochain en Mayenne –, « les gens font la différence entre un supermarché et un producteur local, mais ils ignorent que la plupart des festivals sont contrôlés par des milliardaires ».

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    Qui possède quoi ?

    L’arrivée de Live Nation en France en 2007 marque le début d’un regain d’intérêt capitaliste pour la musique live. En une quinzaine d’années, quelques groupes privés se sont rués sur une industrie alors relativement épargnée. Aujourd’hui, six grandes fortunes ont fait main basse sur une grande partie du secteur musical. L’écosystème français est un « oligopole à franges », selon le spécialiste Matthieu Barreira, qui synthétise  :

    «  Une minorité de grands opérateurs s’approprie les parts de marché, tandis qu’une majorité de plus petites entreprises se partage le reste.  »

    Avec Vivendi, Vincent Bolloré possède Universal Music Group, la première maison de disques mondiale, mais aussi la mythique salle parisienne de L’Olympia. Et, depuis sa prise de contrôle de Lagardère en 2023, les Folies Bergère et le Casino de Paris. Avec son groupe Combat, le patron de presse Matthieu Pigasse a la main sur la Route du Rock en Bretagne, la moitié de Rock en Seine (l’autre moitié appartient au pro-Trump Philip Anschutz) et de nombreux labels. Il préside également Eurockéennes de Belfort (90) (1). Moins connu mais pas moins puissant, le PDG de la boîte française Fimalac, Marc Ladreit De Lacharrière, détient une flopée de Zénith et d’Arena, ainsi que les shows d’artistes tels qu’Angèle, SCH ou Stromae. Il détient également 49% du festival belge Les Ardentes.

    Du côté des Américains, John C. Malone, propriétaire de la multinationale Live Nation, gère les concerts des plus grandes stars comme Beyoncé, Kendrick Lamar ou Lady Gaga et la billetterie Ticketmaster, plateforme indiscutable du secteur musical et honni par les fans. Son compatriote Philip Anschutz, à travers son entreprise AEG, s’occupe des tournées de Céline Dion, Yseult ou Tyler the Creator. Il possède une grande partie de Bercy (l’Accor Arena) ou le Bataclan à Paris. En plus de l’autre moitié de Rock en Seine, il a la main sur 25 festivals, comme Coachella aux Etats-Unis… Enfin, l’Allemand Klaus-Peter Schulenberg, via CTS Eventim, détient le festival Garorock de Marmande (47) et plusieurs billeteries.

    « Stratégie 360 »

    Pourquoi des entreprises à but lucratif ou des multinationales s’intéressent aux festivals, qui sont peu rentables ? Comme pour la presse, en détenir est un soft power pour des magnats dont les fortunes viennent d’autres secteurs. Mais l’intérêt reste tout de même économique, explique Stéphane Krasniewski, président du SMA :

    « La stratégie de ces groupes se rapproche du “360 degrés” : ils essaient de maîtriser l’ensemble des maillons des chaînes de valeurs, du développement de l’artiste à la tournée, en passant par la billetterie et la communication, pour que ça limite les risques et que ça leur rapporte forcément. »

    D’après Fred Robbe, directeur du festival Hop Pop Hop et de la salle de concert Astrolab à Orléans (45), ces groupes mettent en place une diversification des revenus : « Sur des événements comme Rock en Seine, des marques installent des stands publicitaires, il y a du merchandising, la rediffusion du concert est vendue à une chaîne… »

    Les géants profitent en outre de leur mainmise sur les billetteries en ligne : Ticketmaster, See Tickets, Billet Réduc… Un quasi-monopole qui pose la question de leur capacité à augmenter artificiellement les prix des entrées des événements. En 2022, aux Etats-Unis, le ministère de la Justice a poursuivi Ticketmaster et sa société mère Live Nation pour monopole illégal sur la vente des billets de concert. Le SMA alerte aussi sur la collecte des données « qui leur permettent d’affiner leurs stratégies et d’ajuster leurs programmations afin de concentrer davantage les publics et les capitaux ».

    Mais leurs stratagèmes ne fonctionnent pas toujours. En 2022, Vivendi a créé le festival Inversion à Lyon (69) avec des gros noms comme Orelsan, PNL, Stromae, les Black Eyed Peas… L’événement a été un échec cuisant : il n’y a eu que la moitié des billets vendus. De quoi causer un déficit conséquent, malgré une subvention de 500.000 euros de la région Auvergne-Rhône-Alpes dirigée par Laurent Wauquiez, comme l’avait révélé Lyon Capitale.

    Baisse des subventions

    « La plupart des festivals détenus par des grands groupes sont soutenus par des collectivités », souligne le chercheur Matthieu Barreira. Un cadeau aux plus riches qui s’explique par l’aptitude de Live Nation, Vivendi ou Fimalac à se rendre indispensables et attractifs par leur réseau et leur force de frappe. Des choix politiques plus proches du marketing que de l’accès du public à la culture.

    En face, les festoches indés qui observent chaque année une diminution globale des subventions publiques et l’inflation globale font la gueule. Celui dirigé par Lisa Bélangeon a lieu en Pays de la Loire, région dont la présidente Horizons Christelle Morançais a tout bonnement supprimé les subventions pour la culture en 2025. « Ça a été hyper violent », raconte la membre du SMA. « Il y a un vrai risque de disparitions de festivals indépendants. »

    Uniformisation et explosion des cachets

    Le résultat de cette concentration est l’uniformisation des rendez-vous musicaux, qui se partagent les mêmes têtes d’affiche. Certains acteurs vont jusqu’à les reproduire à l’identique d’un pays à l’autre, à l’image du festival Lollapalooza importé de Chicago au Chili, au Brésil, en Argentine puis à Paris depuis 2017 par Live Nation. La conséquence est aussi l’explosion des cachets des gros artistes, comme celui de l’américaine Billie Eilish en 2023, rémunérée 1,5 million d’euros pour son passage à Rock en Seine. Des montants avec lesquels les festivals indépendants, même les plus gros, peuvent difficilement rivaliser.

    « Le vrai danger, c’est quand des gros groupes privés prennent des parts dans des festivals qui restent associatifs et bénéficient de subventions, d’abattements fiscaux et peuvent avoir des bénévoles », note Jérôme Tréhorel, directeur des Vieilles Charrues, un des plus gros festoches de France. Il pointe aussi le risque d’abus de position dominante quand les indés doivent négocier une tête d’affiche avec un acteur qui est également tourneur et va préférer placer son artiste dans sa salle de concert.

    « L’inflation des cachets des têtes d’affiche relève plus de la spéculation que d’autre chose », estime le président du SMA Stéphane Krasniewski. Il en résulte une part des budgets artistiques dévolue aux têtes d’affiche plus importantes, qui laisse moins de budget pour les artistes émergents et intermédiaires. D’autant que les opérateurs ont compris qu’ils gagneraient davantage en acquérant des Zénith et des Aréna pour attirer les fans d’un gros nom à chaque date plutôt que des festivals où se produisent des dizaines d’artistes différents. C’est le cas de Vivendi qui a finalement revendu Garorock et Brive festival en Corrèze. Autre hic, précise Stéphane Krasniewski :

    « Les concerts dans des stades ne jouent pas le rôle de créer du lien entre les gens et de les amener à aimer des musiques qu’ils ne savent pas encore qu’ils vont aimer ! »

    Reste que le paysage français est loin d’être au niveau de concentration du Royaume-Uni ou de la Belgique, où les festivals indés ont quasiment disparu. Avec sa carto, le SMA lance un appel à la résistance. Pour Matthieu Barreira :

    « Malgré les difficultés, on a la chance d’avoir énormément de festivals indés à taille humaine qui défendent des valeurs fortes. C’est précieux. »

    (1) Edit du 19/05/2025 : nous avions écrit par erreur que le groupe Combat contrôlait les Eurockéennes, mais le festival est en fait présidé par Matthieu Pigasse.

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